Depuis que
j’habite à Santa Monica, j’ai pris l’habitude de me rendre seule au moins un
soir par semaine à Zuma Beach pour un bain de minuit. Je n’y suis jamais tout à
fait tranquille puisque des sans-abris y dorment, des junkies y délirent et des
jeunes amoureux y copulent. Peu importe. La folie californienne des journées et
des weekends sans sommeil me pousse à prendre ma voiture aussi régulièrement
pour un tête-à-tête – au milieu de tous ces fous que je n’observe même plus - avec
l’océan, le coucher de soleil, parfois, et la lune, toujours.
Je me souviens de
celle du 31 janvier 2018 : une intrigante « lune de sang »
dont l’annonce avait été tellement rabâchée par les chaînes locales que mon
petit coin de recueillement se remplissait de monde dès 16 heures. J’eus du mal
à trouver un petit emplacement à l’écart des autres groupes, mais une fois
assise, la nuit ne tarda pas à tomber et j’imaginai la Terre passer
effrontément entre le soleil et la lune lorsque celle-ci prit la couleur du
sang. Avec mon pessimisme à toute épreuve, je m’attendais à voir un astre tout
au plus orangé, mais il était encore plus incroyablement sanguin qu’à la
télévision. Je perçus à peine les acclamations et autres marques d’ébahissement
et d’enthousiasme de mes nombreux voisins de plage car cette lune de sang
m’avait, quelques minutes après son apparition, ramenée trente ans en arrière.
Je venais de
fêter mes seize ans dans un bar sur le port militaire de Brest, ma ville
d’origine. Tous mes camarades de classe étaient là : mes amis, mes
copains, mes ennemis et ceux que j’indifférais. Bien évidemment, nous étions
tous rapidement soûls puisque nous buvions comme des adolescents, comme des
adolescents du Finistère. Mais puisque c’était MA soirée, MON anniversaire, je
me sentais bien obligée d’en faire plus que les autres. J’ingurgitai donc dès
le début de la soirée toutes sortes d’alcools forts et ces mélanges furent
fatals. C’est au bord de la perte de connaissance - ce moment où l’on rêve de
dégurgiter tous ces liquides sans toutefois y parvenir – que Maël m’emmena
habilement avec lui dans les toilettes pour femmes. La suite s’est depuis bloquée
dans ma mémoire, aux portes du traumatisme, pendant ces trente décennies. À
partir du moment où il commença à me déshabiller, plus rien. Je me rappelais
uniquement m’être laissé faire après avoir émis quelques « Non !
Non ! » éthérés par mon taux d’alcoolémie.
Mais en ce soir
de sublime sulfureux à Zuma Beach, la vision du sang de la lune appuya une
sorte de bouton neuronal de déclenchement d’une machine à remonter le temps.
Tout me revint à l’esprit dans un ordre chronologique inversé grâce au souvenir
du sang sur ma robe en sortant des toilettes. Maël était déjà parti avec ma
virginité tandis qu’il me restait ces quelques taches de sang pour unique trace
de son abus. Juste avant, il prit soin de jeter le préservatif dans les
toilettes et de tirer la chasse d’eau. Et puis il y eut l’acte en lui-même. Non
pas que les images me revinrent avec une netteté clinique, mais l’utilisation
de la force, le visage odieux et bestial de mon camarade, ses gémissements de
plaisir et sa jouissance de domination passèrent devant mes yeux d’adulte
épanouie avec autant d’arrogance et de violence que notre planète bleue devant
cet astre d’ordinaire si fier et si paisible au milieu du ciel étoilé.
J’avais toujours
su que mon expatriation relevait autant de la fuite que de l’accomplissement
professionnel. Certes, nous ne sommes plus au XVIIIe siècle et la virginité
d’une jeune fille n’est plus ce trésor qu’elle conserve jusqu’à la nuit de noce,
mais ce soir-là, je compris qu’une première expérience sexuelle à la fois sans
douleur et sans envie ne pouvait être considérée comme un non-événement. J’avais
toujours su que mes travers provenaient de ce péché originel : ma
consommation festive d’alcool, mon comportement de
« fille facile » peu regardante vis-à-vis des règles de dating
américaines, ma volonté d’être mentalement ailleurs lorsqu’un homme me
pénétrait physiquement. Aucune psychanalyse ne m’aurait été utile puisque tout
était clair. J’avais simplement tout rangé dans un coin sombre avec la ferme
intention de ne jamais l’éclairer. Il aura fallu qu’avec sa couleur sang, une
éclipse lunaire vienne faire briller dans ma mémoire le soleil aveuglant de
l’horreur du viol.
Je comprends mieux le pseudo TomTom la Tomate...
RépondreSupprimerDifficile de commenter un tel récit : dur - si c'est du vécu. Écriture très expressive en tout cas.
RépondreSupprimerEt comme Vegas, questionnement sur ce pseudo. 3 "T" ...
L'horreur ne se commente pas. Petite fleur de sang et de larmes.
RépondreSupprimerl'horreur se vit tous les jours, terrible actualité de tant d'enfants, jeunes, adultes :(
RépondreSupprimeret l'agresseur n'a probablement aucune prise de conscience qu'il a abusé d'une jeune fille :(
trop saoul pour s'en souvenir ? n'ayant pas conscience que "non" n'a jamais voulu dire "oui" ? persuadé que "non" cela veut parfois dire "oui" ? qu'une fille qui a bu est forcément une "salope" ?
Très heureusement, actuellement, il y a un fort mouvement de communication et d'éducation qui, je l'espère, fera évoluer positivement les rapports humains.
Ce traumatisme du viol laisse des traces et entraînent des séquelles incalculables : dévalorisations, dégoût de soi, sentiment de culpabilité, impuissances, douleurs morales et sexuelles...
Lorsqu'il y a une remontée de souvenirs qui passent la barrière du déni, de la protection, c'est un immense pas de fait
mais l'aide à ce moment-là est en général souhaitable afin de permettre à l'être de se reconstituer et d'évoluer vers une reconnaissance de soi, et un apaisement qui permettra de ranger le souvenir traumatique au rang de "très mauvais souvenirs" qui n'a plus de nocivité sur la personne
en cela, la technique EMDR est très intéressante et efficace sur un plan de reconstruction psychique, comme une désensibilisation positive
Saisissant !
RépondreSupprimerFiction ou vécu ? Dans tous les cas, implacable.
RépondreSupprimerMerci à tous pour vos commentaires. Verdict : fiction à 100 %. Je ne pensais pas que l'histoire pouvait sembler si réaliste. La "lune de sang" m'évoquais quelque chose de sulfureux et de violent de par sa couleur et son surnom.
RépondreSupprimerTisseuse,
Je trouve effectivement ce mouvement de libération de la parole nécessaire et même salutaire pour une société. Pour se remettre d'une telle expérience, il faut en parler et bien évidemment compléter la parole par une thérapie. J'ai regardé ce qu'était la EMDR et effectivement, cela semble plus intéressant en ce sens qu'elle dépasse la seule parole.
Ton texte me touche de trop près, Tomtom.
RépondreSupprimerVoilà pourquoi, lisant les commentaires, et le dernier mot du texte, je n'ai pas eu le courage de le lire.
Et je te prie de m'excuser.
¸¸.•*¨*• ☆
Je comprends qu'on n'ait tout simplement pas envie de lire des textes sur ce genre de thèmes. Tu as bien raison, je ne veux surtout pas heurter qui que ce soit avec mes écrits.
SupprimerUtopiste née, je pense, rêve, déclare, proclame que seront guéries les, leurs,nos blessures lorsque chaque violeur viendra seul et honteux demander aux unes et aux autres le pardon qu'il ne ( ) mérite ( pas ) .... Je remarque que souvent le lecteur a envie/besoin de savoir si l'écrit est autobiographique ou pas. Cela n'enlève rien à la force de certains textes, la littérature (d'éditions ou de blogs) étant un miroir social toujours inspiré . En attendant puissent ces textes forts remettre les pendules à l'heure et faire avancer le schmilblick ...
RépondreSupprimeroui, autobiographique ou non
RépondreSupprimertu mets le cœur où ça fait mal
c'est aussi ça l'écriture...
allez, sur ce je m'éclipse...
merci à toi
Annick,
RépondreSupprimerMalheureusement, un violeur ne se perçoit justement pas comme tel. Quant à la question du caractère autobiographique des textes littéraires en général, je n'aurais pu dire mieux !
Cavalier,
Joli compliment (et jeu de mot). Merci !
Rhôlala... J'ai plus le temps d'aller au bout. Mais je reviens, hein ? J'y reviens ;)
RépondreSupprimer:)
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