Le Nautilus
On allait voir ce qu'on allait voir avait dit Oncle Hubert en remisant au grenier pliants, gaules, bourriches et épuisettes.
Finis les après-midis à user nos patiences sur des hameçons trop acérés pour nos petits doigts, des heures à taquiner le peu qu'il y avait à taquiner entre deux passages de péniches chargées à ras bord et qui déclenchaient des tsunamis couleur café-au-lait où disparaissaient nos bouchons dans des relents vaseux mêlés de gasoil...
Adieu canal de Bourgogne - l'océan planté d'écluses de mes jeunes années - et à nous la grande bleue, le lac des Cheutons (les étrangers disent les Settons) où on allait tâter de la gueule carnassière.
Elle faisait aviron cinq mètres, tout au plus cinq mètres cinquante et s'appelait - j'ignore pourquoi - Nautilus, en tout cas il nous fallut écoper l'eau des dernières pluies pendant dix minutes avant d'y poser les pieds au sec.
Oncle Hubert avait insisté pour louer cette barque car - disait-il - il la sentait bien; moi je trouvais qu'elle sentait surtout le moisi avec ses bancs tout déniapés et je me souviens que ça viaunait le poisson pourri à en choper le virot!
Comme on se chamaillait mes cousins et moi pour savoir qui prendrait les rames, l'Oncle crut bon d'expliquer qu'elles possèdent un côté qui plonge dans l'eau et un côté qui donne des ampoules... aussi nous montra t-il comment prendre l'instrument par le meilleur bout c'est à dire par celui qui donne des ampoules.
Il ajouta que quand la rame ne repose pas sur la barque - dans cet accessoire qu'on nomme joliment la Dame de nage - on appelle ça une pagaye et c'en fut une belle tellement on s'empressa de ramer comme des manches.
Après nous avoir traités de berlodiaux et autres qualificatifs qu'on ne trouve que dans les bons lexiques bourguignons, Oncle Hubert prit un manche dans chaque pogne et sur ses épaules la lourde responsabilité de nous mener à bon port avant la nuit.
Dire qu'on appelle ça 'ramer en couple' relève du folklore puisque tante Anastazia avait eu la grande sagesse de rester à ses fourneaux.
“Regardez bien” gronda t-il en s'asseyant dos à la pointe “voilà ce que c'est que ramer à la ponantaise” et on comprit bien vite qu'on ne serait pas assez de quatre pour le guider dans la bonne direction.
Notre but était le grand barrage de granit au bout de ce lac des Cheutons où nous attendaient parait-il quelques belles gueules de brochet et aussi la Mère Lousine si l'un de nous venait à passer par dessus bord !
S'il avait fait sa préparation militaire marine à Marseille sans jamais quitter le bar des sous-officiers, oncle Hubert en avait gardé parait-il une solide expérience du pied marin et comptait bien nous la faire partager.
Très inquiet du roulis qui s'amplifiait à chaque coup de rame, Petit Pierre ne fut pas plus rassuré quand oncle Hubert eut déclaré "qu'une mer calme n'a jamais fait un bon marin".
Pour l'heure un rayon de soleil entre deux gros nuages noirs éclairait sa face rubiconde, éclatant témoignage de son effort et d'un long entraînement au kir traditionnel (un tiers aligoté, deux tiers crème de cassis à 20° plus un tiers d'accent à rouler les 'R' ) ; il se fendit d'un “O Sole Mio... Che bella cosa e' na jurnata 'e sole” assez incongru et copieusement farci de canards!
Ses vocalises furent subitement interrompues par une grosse rabasse tombée d'un nuage d'encre et qui nous laissa tripés et gaugés jusqu'aux os en moins d'une minute.
On dut se résoudre à écoper à nouveau tant l'eau montait dans la barque, et consoler Petit Pierre qui y ajoutait son torrent de larmes.
Paradoxalement si on était trempés, on n'y voyait goutte et l'oncle jugea plus prudent d'abandonner sa nage à la ponantaise pour godiller, tourné vers l'avant.
Je reste persuadé qu'il avait surtout les fesses talées et grand besoin de se décramper les jambes.
Pour le novice que j'étais, je dirai que la godille - telle que oncle Hubert la pratiquait à cet instant - est une sorte de danse entre le twist et le mashed potatoes censée faire avancer l'embarcation et qui eut pour seul effet de nous faire perdre notre dernière rame.
J'étais en train d'apprendre l'océan et ses vicissitudes.
Je reste persuadé qu'il avait surtout les fesses talées et grand besoin de se décramper les jambes.
Pour le novice que j'étais, je dirai que la godille - telle que oncle Hubert la pratiquait à cet instant - est une sorte de danse entre le twist et le mashed potatoes censée faire avancer l'embarcation et qui eut pour seul effet de nous faire perdre notre dernière rame.
J'étais en train d'apprendre l'océan et ses vicissitudes.
Sur le barrage, un forcené nous faisait de grands signes et finit par nous lancer un grappin qu'oncle Hubert manqua de peu de prendre sur la tête!
C'était le père Némot, le loueur de barques venu à notre rescousse et sans qui je ne pourrais relater cette aventure aujourd'hui.
Notre commandant Hubert avait baissé les couleurs dans la plus pure tradition de la marine - livide et claquant des dents - remis le Nautilus à son propriétaire et pris congé à grandes enjambées en nous poussant devant lui.
On ne court jamais très vite dans des pantalons trempés mais à l'idée de nous requinquer autour d'une tarte aux quetsches qu'aurait mitonnée tante Anastazia, on regagna la maison avant les premières étoiles.
Ce que j'aime plus que tout et qui caractérise une tante-gâteau c'est sa propension à ne jamais poser de questions... et ce fut bien pour tout le monde.
Voilà ce que c'est de faire confiance aux adultes !
RépondreSupprimerTrès beau souvenir en tout cas !
Mes "souvenirs" inventés ont l'air de faire de l'effet !
Supprimerça viaunait le poisson pourri à en choper le virot!
RépondreSupprimerRien que pour une phrase comme ça, je suis contente de m'être levée ce matin...
Cet oncle Hubert a quelque chose de Franck Gilbreth dans Treize à la douzaine...
Chouette texte, Vegas.
Et dans Vegas, il y a « as » ;-)
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine, j'ai recyclé une de mes "bourguignonneries" et je crois que pour cette expression, le dictionnaire de patois n'est pas indispensable
Supprimerà la godille ce Hubert bonnisseur de la barque ! ];-D
RépondreSupprimerHa Ha
SupprimerSi tu es papi ils ne doivent pas s'ennuyer les pitchouns le soir à l'heure de l'histoire ! Encore une bonne tranche d'autrefois ... on ne s'en lasse pas !
RépondreSupprimerHélas il me faudrait un sacré porte-voix pour raconter mes histoires à mes pitchouns outre Atlantique... sniff
SupprimerAmiral de bateau-lavoir aurait pu dire le capitaine Haddock en voyant l'échouage d'oncle Hubert :)
RépondreSupprimer... et marin d'eau douce :)
Supprimer;-) Un vrai périple !!! Je me demande si je prendrais par un petit kir traditionnel pour me remettre...
RépondreSupprimersans oublier le 4ème tiers :)
Supprimerj'ai adoré et aussi oui la recette fameuse
RépondreSupprimeret entrecoupé de mots savoureux
qui me rappellent pour certains ceux
du patois gallo
à raconter, oui, aux petits-enfants
le soir
changerait de la reine neigeuse...
:)
"The snow queen" disent les miens !
Supprimerohlalalala quelle aventure ! J'ai eu l'impression de lire du Jules Renard ou Marcel Aymé. Heureusement, tout se termine au mieux : avec une tarte aux quetsches !
RépondreSupprimer:)
SupprimerTalentueusement et "succulamment" racontée, l'aventure, j'aime!
RépondreSupprimerMerci JCP. La tarte aux quetsches existe, le lac aussi mais pour le reste...
SupprimerC'est déjà fini! J'étais bien partie pour la veillée.
RépondreSupprimerQuelle aventure, on y était, aux premières loges!
Merci Marie ! Je ne sais pas faire "long" ...
SupprimerQuelle aventure ! Et si bien racontée. Une pleine barque de bons mots.
RépondreSupprimerça pourrait bien couler :)
SupprimerEncore un récit d'anthologie, stylé, Vegassien avec les références qu'il faut là où il faut : le mashed potatoes, par exemple qui nous ramène au temps de la famille Duraton !
RépondreSupprimerBravisssimo, mercisssimo !